Karlos Santamaria eta haren idazlanak

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Comment former une conscience de l'unité du monde

 

      Quand on se pose le problème de l'action du chrétien pour l'unité du monde, on constate, au premier abord, quelques faits fondamentaux qu'il vaut la peine de rappeler ici. En premier lieu, l'unité actuelle est extrêmement précaire et imparfaite, étant donné qu'elle consiste presque exclusivement en des rapports économiques ou diplomatiques, tandis que des liens profonds et substantiels manquent, de toute évidence, dans l'ensemble du domaine international et parfois même à l'intérieur des nations.

      Une telle carence d'unité réelle est d'autant plus grave que les peuples en auraient énormément besoin en raison des moyens techniques de communication et des contacts multiples exigés par la civilisation moderne. Dans le «multivers» où l'on vivait jadis, le manque d'unité n'était pas un mal aussi grave qu'il l'est dans l'univers d'aujourd'hui, car il y avait, pour ainsi dire, des distances infinies entre les peuples.

      Par contre, les dimensions de notre monde deviennent de plus en plus petites par rapport à notre dimension d'hommes civilisés, et les «citoyens du monde», obligés de vivre ensemble dans une espace physique réduit, sans avoir, pourtant, une vie commune proprement humaine, souffrent de leurs diversités essentielles. La «coexistence» est nécessaire en même temps qu'impossible. C'est l'absurdité de notre situation planétaire.

      Mais il y a encore quelque chose de plus grave dans celle-ci. Non seulement on y constate un manque d'unité mais aussi un manque de préparation à l'unité. Il y a grand danger que la discorde augmente encore parce que les générations actuelles ne sont pas éduquées pour la paix. Elles le sont plutôt pour la guerre et pour la mise en jeu des égoïsmes collectifs.

      En réalité les mobiles principaux de l'activité internationale sont des instincts primaires qu'on n'ose pas confesser. Les réactions sociologiques en face des problèmes internationaux relèvent rarement de la justice ou des sentiments moraux. Les plus souvent, elles proviennent de la peur, de la haine, de la convoitise, de l'orgueil, toutes ces passions étant conçues dans des cadres collectifs: patriotiques, raciaux, religieux ou de lutte de classes.

      Cela pose un problème à l'«apôtre de l'unité», c'est-à-dire à la personne qui, soit pour des motifs religieux ou pour des raisons purement «humanitaires», est vouée à travailler pour l'unité du monde.

      Puisque l'humanité n'est pas encore préparée à vivre dans une certaine unité morale, digne de ce nom, il faut commencer par y accomplir une tâche éducative, destinée à favoriser la formation d'une conscience pratique de l'unité humaine. Sans une transformation préalable de la conscience collective, les efforts d'un petit monde d'artisans de paix remarquables, comme feu M. Hammarskjöld seraient, sans doute, très peu efficaces.

      Trop d'obstacles s'opposent à la réalisation de cette idée. Une des caractéristiques de toute action retardatrice de l'histoire est de vouloir «absolutiser» les difficultés relatives, propres à une civilisation ou à une époque déterminée, c'est-à-dire de vouloir considérer ces obstacles comme conditionnements inéluctables de la vie humaine. Au fond, c'est peut-être une façon de se justifier à ses propres yeux.

      C'est le cas du problème de la guerre et de la paix et des attitudes morales qui s'en réfèrent. L'effort de certains moralistes défenseurs de la guerre semble se concentrer sur deux points. En premier lieu, il s'agit de défendre le passé, c'est-à-dire de ne pas condamner l'action des princes et des guerriers chrétiens, et même saints, qui ont entrepris des guerres au cours des siècles. En second lieu, il s'agit aussi d'assurer aux hommes politiques de notre temps une marge suffisante d'action dans l'exercice de leurs fonctions pour ne pas leur lier les mains face à ces situations on ne connaît, pour le moment, d'autre méthode que la violence (la police, l'armée, la guerre, etc...) et il faut que ces hommes-là puissent l'employer sans scrupule de conscience.

      Il est trop évident que le danger de guerre ne pouvant pas être supprimé dans l'état actuel des choses et que les hommes politiques sont obligés de prendre des décisions en fonction de cette réalité indiscutable. Si, par un miracle inouï, les objecteurs de conscience arrivaient un de ces jours à «convertir» les dirigeants et les chefs d'État les plus importants du monde, ces politiciens se sentiraient immédiatement impuissants pour appliquer loyalement les principes de la «non-violence» dans leur action politique et, à l'extrême, ils seraient obligés de quitter leurs postes et de se laisser remplacer par d'autres chefs plus bellicistes. Voilà jusqu'à quel point la violence entraîne les hommes et les peuples là où ils ne voudraient pas aller.

      Malheureusement, à mesure que les positions se durcissent, les défenseurs de la guerre ont tendance à considérer celle-ci comme un absolu nécessaire, en raison de la déchéance de la nature humaine, des lois sociologiques quasi physiques, du réalisme politique, etc. Et c'est dans cette obsession «d'absoluité» que je vois le plus grand mal.

      J'ose penser qu'en raison de notre vocation évangélique il est de notre devoir de chrétiens de mettre en jeu tous les moyens moralement accessibles pour remplacer le contexte où nous vivons —dans lequel la guerre est, pour ainsi dire, «nécessaire»— par un autre où la guerre, sans exception, serait considérée par tous comme «illégitime». L'idée de cette transformation n'est pas entièrement disparate par rapport à la réalité: l'absurdité de la guerre n'a jamais été aussi évidente qu'aujourd'hui, et elle est ressentie de plus en plus comme telle. Même des moralistes catholiques les plus rébarbatifs aux idées pacifistes se montrent, à l'heure présente, très peu disposés à accepter la légitimité de guerres ou de prises de position impérialistes, qui en 1914 auraient été facilement «canonisées». Personne ne sait si une mutation copernicienne de la mentalité collective est ou non possible dans la phase de civilisation où nous nous trouvons. Ce qu'on peut assurer, c'est que, dans le manque actuel d'une conscience claire de l'unité, il y a déjà une espèce de péché ou d'état d'injustice contre laquelle le chrétien, ainsi que tout homme honnête, est obligé de lutter sans préjuger des résultats de sa lutte.

      L'éducation pour l'unité soulève en quelque sorte l'ancienne querelle entre le pessimisme et l'optimisme chrétiens, entre les pélagiens et les jansénistes. Vis-à-vis de l'ordre international nous retrouvons aujourd'hui les deux positions que M. Pereña constate aussi, dans ce même livre, au moment de la découverte de l'Amérique. Les avis des chrétiens étaient partagés à cette époque-là en deux partis. Pour les uns, il s'agissait de conquérir les nouveaux peuples, de les soumettre à l'autorité de l'empereur chrétien et, à travers celle-ci, au pouvoir de l'Église; tandis que, pour les autres, il n'était pas du tout question de conquête, mais d'évangélisation dans la liberté et de «coexistence» entre les nations chrétiennes et les nations païennes.

      Ã€ l'heure actuelle, après des échecs tout récents, le problème se pose encore de savoir si l'on peut constituer une base commune de conduite morale de l'humanité, que la grande majorité des hommes et des nations serait disposée à accepter et à imposer, avec une énorme force morale, aux autres.

      Quand on voit les deux grands colosses, l'U.R.S.S. et les U.S.A., en train de mendier les voix d'une pléiade de petites nations afro-asiatiques ou américaines, dont la puissance militaire est pratiquement nulle, mais qui représente quand même une espèce de force indépendante d'arbitrage avec laquelle il faut absolument compter, on se prend à espérer qu'à un certain moment l'emploi de la violence comme raison ultime en matière internationale se trouvera dans un tel discrédit que les armes deviendront inutiles.

      C'est sur ce point qu'on verrait volontiers les progrès d'une conscience universaliste.

      Tout cela est peut-être un rêve, une illusion, la réédition du vieux mythe des humanistes? À défaut d'une conversion universelle de l'humanité au catholicisme, faudrait-il renoncer à tout espoir d'unité morale?

      La «mentalité de croisade» n'accepte pas de bon gré l'idée d'une éducation pour l'unité. La seule unité morale réelle étant celle de l'Église, les dissidents et les païens de toute sorte devraient d'abord se convertir, et alors seulement on aurait le droit de parler d'unité.

      Or, étant donné que, pour le moment, une telle conversion est impensable, il semble que la réponse chrétienne devrait ouvrir la porte à des espoirs moins ambitieux, mais plus réels.

      Sans vouloir sortir de notre «horizon historique» concret, nous devons nous efforcer de tirer tout le profit possible des éléments de bonté et de justice existant de par le monde, moyennant une mise en valeur éducative. Cette tâche serait accomplie par un effort commun des dirigeants religieux et des «leaders» de bonne volonté, un peu partout, à l'école, à la presse, à l'université, à l'église...

      Même si beaucoup d'hommes religieux s'en méfient, l'effort réalisé, par exemple, par l'U.N.E.S.C.O. pour rapprocher les peuples et les cultures n'est pas du tout méprisable. Mais il faut que cet effort, a-religieux et neutre par définition, soit complété par un autre beaucoup plus profond et réellement plus important, qui est celui des croyants de toutes les confessions, associés pour une action éducative commune en faveur de l'unité.

      Il se peut qu'après le Concile, l'Église catholique soit elle-même mieux préparée à prendre des initiatives de ce genre-là. Celles-ci n'engageraient pas les positions proprement religieuses. Des contacts promus par l'Église pourraient avoir des buts concrets comme, par exemple, l'adoption d'un ensemble de principes pratiques pour l'enseignement de l'éducation universaliste des enfants, ou la création d'institutions communes destinées à favoriser, dans le cadre des Églises et des religions, les multiples dialogues dont le monde d'aujourd'hui a besoin. En particulier, la formation d'un embryon de doctrine commune sur la paix des nations serait un élément d'une grande valeur pour le travail éducatif et la préparation médiate de la paix que nous souhaitons.

      Il se peut qu'une telle entreprise soit considérée par beaucoup, non sans raison, comme utopique. Si elle était possible, elle pourrait constituer un excellent motif de rapprochement, au moins dans le domaine de l'action, entre l'Église et les autres confessions chrétiennes, ou entre celles-ci et les autres religions.

      Dans cette affaire, la tâche de l'apôtre chrétien de la paix doit être celle du catalyseur, c'est-à-dire que ce chrétien-là doit être porteur d'énergies spirituelles capables de galvaniser l'effort humain de notre civilisation, et cela avec un détachement complet, qui n'a rien du prosélytisme à échelle réduite, entièrement discrédité aujourd'hui.

      Jacques Maritain s'est bien efforcé de montrer, le premier, les conditions auxquelles l'unité de la culture chrétienne doit inspirer l'unité mondiale de notre époque. «Au lieu de château fort dressé au milieu des terres, il faudrait penser plutôt à l'armée des étoiles jetées dans le ciel».

      Le moins qu'on peut dire à ce sujet, c'est que l'idée d'une chrétienté cohérente, pareille à celle du Moyen Age, couvrant toute la planète, ne semble pas correspondre à notre horizon historique.

      Au nom du réalisme le plus lucide, l'apôtre chrétien de la paix devra donc tâcher d'unir ses efforts à ceux des hommes généreux qui cherchent la communication de biens entre les peuples, à la seule condition, bien entendu, que ces hommes-là montrent par leur conduite la sincérité de leurs désirs.

      Cette question, est, sans doute, très délicate et ce n'est pas le lieu de la développer ici. Une telle collaboration est peut-être extrêmement difficile à établir dans l'immédiat. On n'ignore pas les dangers d'une pareille démarche. Il ne s'agit donc pas de tendre les mains ou de serrer les mains tendues un peu partout, le monde n'étant pas encore suffisamment mûr pour cela, comme nous l'avons déjà dit.

      Le premier travail à faire c'est de sensibiliser les consciences par rapport à ce que nous pourrions appeler les «injustices collectives». Non que ces injustices n'aient pas de sujets individuels responsables, mais la responsabilité est très diluée à travers des processus sociologiques fort complexes et difficiles à déceler. Il est évident que la conscience individuelle repose en grande partie sur des critères collectifs qui circulent dans la société, indépendamment de leur valeur, comme la bonne et la mauvaise monnaie.

      Pour un individu concret, il est difficile de sortir du répertoire moral de la collectivité, à laquelle il appartient. Il est courant que des hommes ayant une conscience très fine à l'égard de leurs devoirs personnels se montrent entièrement insensibles quand il s'agit de juger des faits injustes et même horribles, mais étrangers ou contraires aux intérêts de leur propre collectivité.

      Un catholique condamnera, par exemple, la persécution, l'intolérance, la contrainte religieuse dans telle ou telle partie de l'Église persécutée, ou en pays non catholiques ou non chrétiens, mais il n'éprouvera aucun souci, aucun scrupule, quand les collectivités catholiques font subir aux autres des situations vraiment inacceptables.

      Des remarques semblables seraient possibles en ce qui concerne les nations, les races, les classes, les idéologies. On accepte donc une espèce de morale pratique particulariste, une morale extrêmement partielle dans ses réactions, et en fonction de laquelle la conscience ne répond plus aux stimulations d'ordre général. À force de se laisser conduire par des critères collectifs, on tombe dans des attitudes proprement inhumaines.

      Une conscience limitée par les préjugés ne voit plus les injustices collectives, elle en fait même parfois des actes louables et méritoires. C'est ainsi que les guerres sont toujours estimées justes et saintes par les patriotes des deux côtés, que les fidèles des différentes religions s'accusent mutuellement d'intolérance, etc.

      Bien entendu, dans la plupart des cas il ne s'agit pas d'une opposition de principes, mais d'une diversité de positions pratiques. «L'intolérance dogmatique» la plus ferme qui existe et qui est peut être celle du catholicisme, laisse beaucoup de portes ouvertes à la croyance en la bonne foi et aux chances de salut des autres. La phrase «hors de l'Église pas de salut» ne peut pas être interprétée trop à la lettre (voir la lettre de la S. Congrégation du Saint-Office du 8 août 1949 sur l'affaire Feeney (Doc. caht. nº 1133). Ce qui est mauvais, c'est le manque de charité et de justice dans les rapports civiques entre les hommes de différentes religions, c'est-à-dire l'intolérance sociologique et l'intolérance personnelle.

      De façon analogue, la guerre en elle-même, la torture, la contrainte, les violences sous toutes leurs formes, sont condamnées en principe par presque tout le monde, mais, quand on en arrive aux faits, l'accent et le signe même de ces condamnations, sont très différents selon que les auteurs de ces actes sont de nos amis ou de nos ennemis.

      Si la collectivité dont il s'agit est suffisamment vaste et puissante, le sujet individuel, en se conformant à l a pensée commune, croira jouir d'une conscience morale très bien formée, il se prétendra même un homme juste, un homme qui vit dans la vérité, ce qui sera peut-être vrai à certains points de vue. Mais, en aucun cas, on ne pourrait justifier la conduite morale partisane, la double mesure, le grégarisme moral et d'autres accommodements de la conscience individuelle à l'opinion dominante.

      Ces phénomènes sont très graves pour l'unité dont nous parlons. Ils conduisent à la formation de compartiments isolés, ils dressent des murs entre des gens qui seraient peut-être très les uns des autres si leurs consciences ne contribuaient pas à les séparer.

      Le premier pas à faire est donc de procurer à tout homme de n'importe quelle famille humaine une conscience plus élargie, plus sensible, plus universelle, en somme plus détachée des liens, des affections et des intérêts collectifs. Pour y arriver, il n'est pas besoin de changer les critères. Il suffit d'universaliser la conscience morale en lui ouvrant toute espèce de frontières.

      Je ne crois pas que la plupart des hommes, en particulier la plupart des catholiques, soient suffisamment détachés à cet égard. C'est à cause de ce même défaut que certaines critiques, censées trop favorables à l'égard des «adversaires» ou trop peu favorables à sa propre communauté, sont estimées nuisibles et scandaleuses.

      Une attitude d'objectivité et de détachement ouvrirait des horizons immenses dans l'ordre de la collaboration loyale entre les hommes de confessions, de races, de classes ou d'idéologies différentes.

      Je n'entrerai pas dans les détails, mais il est évident que les idées précédentes ont des applications intéressantes dans tous les domaines, soit qu'il s'agisse d'enseigner l'histoire, profane ou ecclésiastique, de réagir en face des événements ou de prendre des attitudes dans des situations de crises sociales ou internationales.

      Il se peut qu'en agissant d'une façon ouverte en risque d'être considéré comme défaitiste ou comme ireniste. Dans certains cas, il sera extrêmement difficile et dangereux de s'opposer au durcissement de la conscience collective. C'est là que je verrais volontiers des gestes héroïques de témoignage, analogues à ceux des non-violents ou des objecteurs, visant à soulever un peu partout des problèmes de conscience.

      Quand on dit: «Soulever des problèmes de conscience un peu partout», on ne pense pas évidemment à favoriser la «démagogie morale». Après avoir sensibilisé les consciences, ou peut-être en même temps, il faudra évidemment les former.

      Il n'est pas question de donner simplement des critères moraux. La chose est plus compliquée que cela. Il n'est pas question de fournir aux gens des règles de conduite minutieuses et détaillées sur toutes sortes d'actes pouvant nuire à l'unité entre les hommes ou la favoriser. De telles précisions n'auraient qu'un intérêt relatif. Par contre, la formation d'une conscience de l'unité exigerait l'acquisition d'une mentalité, d'une tournure d'âme capable de surmonter avec force les innombrables obstacles qui s'opposent à un esprit authentique de paix et de concorde.

      Les préjugés dont certains auteurs font preuve quand ils abordent les sujets universalistes, comme ceux de la guerre et de la paix, du respect dû aux cultures dites «inférieures», du colonialisme, etc., montrent que ces hommes-là n'ont pas la liberté et l'ampleur d'esprit qu'il faudrait pour poser et résoudre ces problèmes, hic et nunc, dans un sens vraiment équitable et humain. Ils sont trop attachés aux intérêts et aux moeurs de leurs propres communautés nationales ou religieuses, et ils n'ont ni le courage ni la générosité qu'il faudrait pour arriver jusqu'aux dernières conséquences sur les plans politique, ecclésial ou autres.

      Une pédagogie de l'unité comporterait donc, non seulement l'enseignement d'un certain nombre de vérités fondamentales, d'ordre philosophique ou théologique, et des principes moraux qui s'en dégagent, mais aussi une espèce «d'ascétique de l'unité», destinée à vaincre les résistances, les préjugés, l'esprit borné, les égoïsmes collectifs, la répugnance envers les autres, en somme toutes les tendances vicieuses de notre nature qui s'opposent à l'unité humaine.

      Cette pédagogie ne viserait pas à supprimer la diversité de pensée ou à faire accepter un éclectisme invertébré; au contraire, elle enseignerait pratiquement aux hommes de différentes idées à «coexister» malgré leur diversité même, en raison de tout ce qu'ils ont en commun par le seul fait d'être des hommes.

      Toutes les religions défendent aujourd'hui, avec plus ou moins de force, l'unité entre les hommes. C'est dans ce sens que des représentants des confessions les plus importantes se sont exprimés dans des «confrontations» publiées par le «Centre catholique des intellectuels français».

      A la question: «La religion et la contribution qu'elle peut apporter au développement d'une communauté mondiale unie», un bouddhiste répond en affirmant que l'État n'est pas un absolu et qu'il y au-delà des États, une cause commune vers laquelle devrait tendre l'humanité tout entière.

      En traitant le point de l'injustice sociale et raciale, un hindouiste condamne le système traditionnel de castes comme artificiel dans un monde où les barrières sociales ont tendance à disparaître.

      Un autre participant de ce dialogue, shintoïste, affirme que l'idéal du Shinto est formulé dans la phrase: «Le monde entier dans une seule famille», phrase qui signifie, selon lui, que «toute nation grande ou petite devrait avoir sa propre place dans la communauté mondiale et coexister comme à l'intérieur d'une famille. Les shintoïstes, ajoute-t-il, sont disposés à collaborer avec les autres religions et avec tous les hommes de bonne volonté afin de créer une communauté mondiale unie».

      Quant à nous, chrétiens, nous devons dire que les fondements théologiques ne nous manquent pas pour justifier l'unité entre les hommes. Un des mérites essentiels du christianisme est précisément de refaire cette unité et de la refaire réellement et profondément.

      Â«Le Christ n'est pas seulement le porteur d'un message éternel qu'il répète successivement à chaque homme étonné: il est aussi Celui en qui l'humanité trouve une réponse inattendue au problème de son unité organique», a écrit le chanoine Masure.

      Or, pour devenir réalité, cette réponse ne doit pas attendre la conversion du genre humain tout entier. Elle est déjà là, présente à nous, et elle implique dès maintenant des exigences réelles d'unité en ce qui concerne les rapports entre les chrétiens et les non-chrétiens ou les chrétiens entre eux.

      Il est difficilement concevable que les peuples chrétiens se soient déchirés à travers une longue série de guerres, prétendument justes, en oubliant que le Christ est, avant tout, l'unité personnifiée du genre humain tout entier.

      Des jugements profondément chrétiens sur l'histoire montreraient dans quelle mesure la succession inachevée de ruptures, de divisions et de luttes à mort entre les collectivités humaines, est étrangère à l'esprit évangélique. Elle ne peut être justifiée, ni encore moins glorifiée, au nom du christianisme, comme on l'a fait souvent. A l'extrême, cette triste histoire, on ne pourrait que l'accepter comme une conséquence de nos péchés.

      Cette idée devrait inspirer l'enseignement chrétien de la philosophie de l'histoire et sa vulgarisation, à travers la prédication et la catéchèse.

      Ce n'est pas le lieu de rappeler ici les grandes vérités de la Révélation chrétienne qui nous parlent de l'unité entre les hommes. Comme nous le savons, qu'il s'agisse de l'économie de la Création ou de celle de la Rédemption, la conception chrétienne comporte une exigence de fraternité qui va très au-delà de tout ce que la raison peut inventer.

      Cette idée admirable de la fraternité qui, dans les milieux chrétiens, est devenue presque un truisme, fraternité réelle et pratique, qui se traduit dans des devoirs concrets, fraternité au-dessus de toutes les oppositions, au-dessus de toutes les divisions de races, de langues, d'idéologies ou de religions, cette idée de la fraternité n'est-elle pas une de ces «vérités devenues folles» que les chrétiens ont peut-être perdu de vue?

      Le mythe de la fraternité universelle a été fort exploité par les idéologies libérales ou socialistes modernes, et il a joué un rôle important dans l'essor des internationales marxistes. Malheureusement, on en a si mal usé que le mot fraternité lui-même est, à l'heure actuelle, fort discrédité.

      Il est du ressort de la théologie et de la pastorale chrétienne de redonner à cette notion tout le contenu qui lui appartient dans un contexte moderne.

      Elle devrait y mettre l'accent de façon à en tirer des exigences effectives, applicables à l'ordre international, à la non-violence, aux rapports entre les religions, entre les classes sociales, etc.

      Quant aux non-chrétiens, l'idée de la fraternité leur est aussi accessible par plusieurs voies. Néanmoins, il y a dans les milieux chrétiens, et particulièrement dans certains milieux catholiques, beaucoup de réserves quand on y envisage la fraternité humanitariste. Souvent, on a une tendance à faire très peu de confiance aux efforts des hommes qui travaillent pour la paix dans des domaines neutres, comme, par example, celui des organisations internationales. Il a fallu des interventions pontificales pour vaincre la répugnance que la Société des Nations d'abord, l'O.N.U. et l'U.N.E.S.C.O. plus tard, soulevaient chez beaucoup de catholiques. Ces idées sont à changer.

      Après avoir essayé de changer les idées —et Dieu sait combien nous en sommes loin— il faudra s'appliquer à changer aussi les moeurs.

      Il y a dans les usages bien des choses à rectifier, si l'on veut faciliter l'unité. Bien entendu, il y a des lois sociologiques qui obligent les hommes à se grouper selon leurs opinions, leurs affinités, leurs goûts. Les unités particulières ainsi formées ont d'ailleurs tendance à se renforcer de plus en plus par opposition aux autres.

      Il serait aussi chimérique de vouloir supprimer ces lois, que de vouloir modifier les lois physiques. Mais le fait d'accepter la loi de la pesanteur comme vraie, ne nous oblige pas à tomber dans tous les précipices qui se présentent devant nous. Nous pouvons éviter ces précipices ou y descendre tranquillement, s'il le faut.

      Par rapport à ces lois sociologiques de groupement et d'action et de réaction entre les groupes, nous devons agir librement, pour éviter ou modérer, dans la mesure du possible, leurs mauvais effets. C'est ainsi qu'on emploiera tous les moyens aptes à surmonter la tendance à l'isolement des groupes sociologiques. Des moyens tels que l'enseignement adéquat de l'histoire, l'étude des langues vivantes dans un esprit de compréhension de l'âme des autres peuples, l'analyse impartiale des difficultés et des problèmes à cause desquels les dissidences religieuses sont apparues, sont, sans doute, très fructueux pour une lente transformation des mentalités, surtout si on les applique dans les milieux de jeunes.

      Chacun de ces moyens doit viser non seulement l'intelligence, mais aussi les jugements et les moeurs. Lorsque quelqu'un se met à apprendre une langue étrangère, il commence déjà à sortir du cercle de ses préjugés traditionnels. Lorsqu'on enseigne ou étudie l'histoire sous un angle vraiment universel, on commence inconsciemment à changer sa propre conduite à l'égard des étrangers, etc.

      Il serait trop long de faire ici l'inventaire de toutes les méthodes dont on commence à user depuis quelques années en ce domaine. Des études remarquables ont été publiées à ce sujet et des réalisations, de plus en plus importantes, se multiplient un peu partout, malgré les circonstances défavorables.

      C'est dans la famille, la catéchèse et à l'école primaire que la formation d'une conscience de l'unité doit commencer. Le milieu familial, est, sans doute, très divers et difficile à influencer. Par contre, le travail dans les écoles ou les mouvements se révèle de plus en plus fructueux, et on pourrait citer des milliers d'expériences vraiment émouvantes.

      L'enseignement de l'histoire et de la géographie commence à s'adapter aussi aux exigences actuelles.

      Â«Jusqu'ici, dans l'enseignement, la vérité historique a été souvent sacrifiée aux intérêts de l'orgueil national et l'histoire a été souvent déformée au bénéfice de l'émotion patriotique... Le chauvinisme a mis l'histoire au service du nationalisme et a souvent fait des manuels d'histoire, avec ses inévitables généralisations et ses simplifications nécessaires, un puissant outil à cet usage», écrit Peter Hill dans son livre L'Enseignement de l'histoire, Conseils et suggestions. Au cours des cinquante dernières années, l'enseignement de l'histoire s'est grandement amélioré dans beaucoup de pays, bien qu'il y ait encore à le perfectionner.

      De la même façon, en ce qui concerne les rapports entre les hommes de religions différentes, un grand effort a été accompli dans la présentation des faits historiques, des luttes de religions, des hérésies, etc. Les biographies des saints, des hommes d'Église et même des hérétiques, ont été soigneusement améliorées et on a évité que des jugements passionnés chargent de haine ou d'incompréhension les récits de ces vies extraordinaires. Il y a dans tout cela un effort sensible et des possibilités importantes en plein essor.

      D'autres moyens de rapprochement, qui ont été fort exploités au cours des dernières années, sont les contacts, les échanges, les rencontres et la correspondance.

      Le danger est que tout cela reste dans les limites d'une superficialité facile. Tant que les vrais points de désaccord ne font pas l'objet du dialogue et qu'on essaye plutôt de les éviter que de les traiter loyalement, de telles démarches sont inefficaces.

      Il faut, au moins, écarter les obstacles les plus gros, ne pas contribuer à les augmenter en retombant dans des déformations éducatives que presque tout le monde, sauf les enthousiastes du chauvinisme, est disposé à reconnaître aujourd'hui comme des erreurs.

      Donner aux enfants et aux jeunes gens une éducation universaliste, leur montrer les grandes vérités de l'unité humaine, les introduire dans des moeurs plus communicatives, tout en restant fermes dans les convictions fondamentales, leur éviter de tomber dans les étroitesses de vues qui, explicitement ou implicitement, ont été la base de notre propre éducation est, à mon avis, un minimum indispensable pour tout homme qui aime sincèrement la paix.

 

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