Carlos Santamaría y su obra escrita

 

Lettre d'Espagne

 

Recherches et Débats, 15-16 zk., 1951-07

 

      Vous me demandez une vue objective et qui ne soit pas trop conformiste sur la situation religieuse de l'Espagne. Or la vie religieuse d'un peuple ne peut pas être réduite au petit nombre de lieux communs en usage, qui alimentent d'ordinaire la curiosité géographique d'un touriste. Heureusement elle est beaucoup plus compliquée que cela et dépasse infiniment les schémas simplistes que chacun de nous porte dans sa tête sur les caractères, la vie et l'histoire des différents peuples de la terre.

      Il y a beaucoup de voyageurs qui se bornent à vérifier l'exactitude de ce qu'ils ont entendu dire chez eux ou de l'idée qu'ils se sont formée eux-mêmes sur les autres peuples. Ils questionnent donc les gens du pays d'une façon «dirigiste»: on voit bien qu'ils ont déjà un parti-pris et qu'ils cherchent quelque chose de précis, comme un juge recherche l'auteur d'un crime.

      Ce sont des hommes cultivés mais simplistes qui voudraient enfermer l'univers dans leur cerveau, des gens qui aiment le «plaisir de la vérification», lequel est d'ailleurs un des plus attirants plaisirs intellectuels qui soient.

      Mais avec un minimum d'objectivité, on doit admettre que la réalité sociale d'un peuple mérite un grand respect, car elle est riche d'une immensité de valeurs et de nuances qu'il faut reconnaître par dessus toutes les conceptions schématiques et les étroites sympathies ou antipathies nationalistes.

      La tyrannie des lieux communs empêche les gens de connaître le vrai visage de chaque peuple. On vit donc de préjugés et, au fond, on s'ignore avec la meilleure volonté.

      Prenons par exemple le cas de ces deux pays voisins, la France et l'Espagne, et plus concrètement celui de la vie de l'Église dans ces deux peuples: un oeil pleure et l'autre rit quand on considère l'idée qu'on se forme en général du catholicisme du voisin.

      Pour un bon catholique espagnol suffisamment conformiste, un catholique français est sans doute un moderniste toujours enclin à faire fi du dogme et de la discipline, un chrétien suspect d'irénisme imprudent, de subjectivisme, de libéralisme et de je ne sais combien d'autres hérésies. «Méfions-nous de lui —se dit-il». Tandis que pour un bon catholique français, ayant quelqu'information sur ce qu'on pense dans les milieux intellectuels, l'espagnol se présente comme un partisan de la tyrannie théocratique et de la propagation de la foi par la force, toujours prêt à rallumer le foyer de l'inquisition, ou, au moins, à redonner au monde une structure médiévale: «Il est gênant, se dit-il, laissons-le côté: il vit dans le passé».

      Tout cela serait amusant si ce n'était pas regrettable.

      Il faudrait abandonner ces positions simplistes et s'approcher avec la plus grande sensibilité et le plus grand détachement de la réalité de ces peuples et de ces Chrétientés, anciennes ou nouvelles, qui tâtonnent dans l'obscurité et qui cherchent, parmi des misères, leur chemin à travers le temps.

      L'intellectuel catholique a le devoir de jouer le rôle de pont entre les nations. Il ne doit pas s'entourer de murailles: sa mission est celle d'unir les hommes dans le Christ, d'unir les peuples, de faire qu'ils se connaissent, de faire qu'ils s'aiment.

      En Espagne, quand on n'est pas catholique, il devient difficile de rester dans une position religieuse positive car il n'y a pas d'autres confessions réellement prestigieuses et traditionnelles comme en France ou ailleurs. On risque donc de tomber dans des attitudes simplement négatives de ce point de vue.

      La présence d'autres familles religieuses constitue pour une Église un fait d'importance qui contribue à former la mentalité des fidèles et celle même du clergé, d'une façon tout à fait différente que s'il s'agit d'une Chrétienté, plus ou moins cohérente, mais qui ne connaît pas des concurrents sur le terrain proprement religieux.

      Ce manque de concurrence arrive à créer une espèce de dogmatisme naïf, comme celui du maître d'école, de caractère un peu autoritaire, qui, ne pouvant pas être discuté par ses élèves, se laisse emporter par son enthousiasme et se livre à toutes sortes de divagations pédantesques.

      Au contraire, la nécessité de se défendre contre les attaques de l'adversaire et les efforts qu'on doit faire pour l'attirer ou le convaincre, stimulent l'intelligence et contribuent à renforcer sa propre croyance et sa propre foi.

      L'absence d'une véritable opposition religieuse est, dans ce sens, un mal pour le catholicisme espagnol. La masse amorphe des indifférents, des non-pratiquants et des anticléricaux, exerce bien une certaine résistance à l'action de l'Église. Mais il s'agit d'une résistance passive, informe, qui l'oblige à une sorte de guerre d'usure, sans aucun éclat.

      On ne compte pas, parmi les protestants espagnols, de vraies personnalités dans le monde de la culture ou de l'économie, ne serait-ce que de deuxième plan.

      Il y eut une exception: Don Miguel de Unamuno. Mais peut-être ne savait-il pas lui-même qu'il était protestant et, sans doute, n'aurait-il pas accepté de se laisser enfermer dans n'importe quelle Église dissidente. Hétérodoxe authentique, il était en même temps un homme d'un grand coeur, dont on veut ignorer, peut être, l'influence qu'il exerce sur la pensée espagnole contemporaine.

      Traditionnellement l'Espagne est le pays des esprits fermés. Peut être a-t-on raison, mais je crois avoir constaté que les esprits fermés abondent un peu partout, même parmi les gens qui se croient les plus ouverts du monde, et que l'intransigeance est un phénomène sociologique universel, un fait presque physique, qui se manifeste dans toutes les communautés humaines, d'une façon plus ou moins brutale, ce qui d'ailleurs dépend du tempérament et n'a rien à voir avec le fond de la question.

      Peut être comprendrait-on mieux la mentalité espagnole si on s'approchait d'abord de la terre de Castille, de cette terre dure et sèche, et si l'on tâchait d'entendre les battements de l'âme castillane. Mais un basque ne pense pas et ne sent pas comme un castillan, un andaloux. C'est une tout autre chose qu'un catalan ou qu'un galicien. Il faudrait donc admettre l'immense diversité et l'infinie multiplicité de l'âme ibérique. Tout cela exigerait des efforts et puis... on n'a pas le temps. On préfère alors simplifier et s'en tenir aux lieux communs. On dit alors: «l'Espagne est le pays de l'intolérance et de l'intransigeance religieuse».

      Mais s'il n'y a pas de protestants, nous ne pouvons pas les inventer! Le catholicisme est donc en Espagne la religion par antonomase: cela contribue à former une mentalité que les habitants des peuples à religion divisée n'arrivent pas à comprendre sans difficulté. De la même façon le catholique espagnol moyen a beaucoup de peine à comprendre l'attitude des catholiques étrangers à l'égard des membres des autres confessions.

      Je parle de faits. Quand on parle de faits sociologiques, provenant des lois naturelles, partant valides pour toutes sortes de communautés humaines, il n'y a qu'à s'incliner. Il est donc tout à fait naturel que les problèmes sociaux de caractère religieux ne se posent pas de la même façon en Espagne qu'ailleurs. Personne n'a le droit de s'en scandaliser.

      Un autre phénomène qui contribue à nuancer la situation religieuse espagnole c'est ce que j'appellerais le «cordialisme».

      Le peuple espagnol est très passionné et passe facilement d'un extrême à l'autre. La célèbre phrase «todo o nada» du grand mystique carmélitain peut exprimer assez bien cette attitude.

      On sait bien que la force ou la passion avec laquelle on adhère ou on se refuse à une affirmation, n'est pas exactement fonction de l'évidence ou de l'inévidence logique de celle-ci. Parfois on en vient à adhérer sans comprendre et même à se faire tuer pour une idée qu'on expliquerait avec difficulté ou qu'on n'arriverait jamais à expliquer. Parfois, au contraire, on comprend et on accepte une doctrine comme vraie, mais on n'adhère pas à elle à cause d'un manque mystérieux de force intérieure.

      Il y a des esprits ratiocinants, des «cérébraux», très exigeants du point de vue de la compréhension, mais très peu enclins à l'adhésion. L'attitude normale des esprits de ce type ressemble à celle des techniciens qui veulent tout constater, tout enregistrer et qui restent toujours sur le terrain des affirmations et des négations scientifiques.

      Au contraire, il y a des esprits «cordiaux», des âmes promptes à l'engagement, assez peu exigeants au sujet de la compréhension mais très disposés à adhérer ou à rejeter avec enthousiasme.

      Pour l'apôtre Thomas il s'agit surtout de connaître et de se rendre compte. «Nous ne savons pas où vous allez, comment en connaîtrions nous le chemin?». «Si je ne vois pas dans ses mains les marques des clous, si je ne mets pas mon doigt à la place des clous et si je ne mets pas ma main dans son côté... je ne croirai pas».

      Tandis que Pierre... «Quand tous les autres se scandaliseraient à votre sujet, moi, je ne me scandaliserai pas». «Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renierai point».

      Voici ce que j'appelle le «cordialisme», vertu ou vice, je ne sais, du peuple espagnol.

      Ces précisions étant données, je crois pouvoir affirmer que si beaucoup trouvent une grande difficulté à comprendre notre histoire religieuse, dans laquelle ombres et lumières se mêlent sans nuance comme dans un paysage lunaire, c'est à cause de ce «cordialisme» que nous mettons en toutes choses, surtout dans les questions religieuses et dont nous sommes parfois les premières victimes.

      Le même feu, la même passion qu'un espagnol met à bâtir des chrétientés géantes, un autre espagnol l'emploie, le cas échéant, à démolir les temples ou à tuer les évêques.

      Un peuple comme le nôtre est constamment exposé aux explosions les plus foudroyantes et les plus contradictoires. Il faut tout espérer, il faut tout craindre de lui.

      Ã€ l'heure actuelle, quelle est la situation religieuse du peuple espagnol? Voici une question que ceux même qui se trouvent en contact avec les réalités spirituelles de ce peuple ne seraient pas à même de résoudre d'une façon satisfaisante.

      Si on questionne des personnes bien informées on pourra constater la plus grande diversité d'opinions, ce qui d'ailleurs est très naturel à cause de la limitation des moyens d'information et des difficultés pour un échange de vues sincère sur ce problème.

      Parmi les plus optimistes, il en est qui pensent que l'Espagne continue à être, comme jadis, une chrétienté homogène, une «totalité catholique», ce qui est assez contestable. Le nombre des sceptiques et des gens hostiles à l'Église est devenu très important, la paganisation du pays a beaucoup progressé depuis 1930, malgré les efforts du clergé et des laïcs engagés dans l'apostolat. Dans ces conditions, on ne peut pas parler d'unité catholique, à moins de se mettre dans une position strictement juridique ou canonique, en se référant, par exemple, au nombre des baptisés, à la juridiction de l'Église sur ceux qui lui appartiennent en droit, etc... Mais cela n'a rien à voir avec la réalité sociales ni avec la question qui nous intéresse.

      Ceux qui s'obstinent à ne pas reconnaître la réalité de cette situation peuvent construire à leur gré de belles conceptions sur la chrétienté et sur les destins historiques de ce peuple. Mais je pense qu'ils ne compteront pas pour les réaliser avec ce type de «catholiques» qui tuent les prêtres et mettent le feu aux Églises...

      On n'a pas le droit d'ignorer, par exemple, la haine condensée contre l'Église de grandes masses d'ouvriers dans les religions industrielles, l'inculture crasse en matière religieuse des paysans, surtout dans le sud du pays, l'anticléricalisme, plus ou moins masqué, de beaucoup d'intellectuels influents.

      La guerre civile dans laquelle les plus hautes valeurs, même la religion, ont été malheureusement engagées, a laissé une trace qu'on ne pourra pas effacer facilement et qui fait sentir aussi ses effets sur les consciences.

      La position de ceux qui ignorent ou feignent d'ignorer ces réalités me semble très dangereuse, car elle contribue à abuser les catholiques et a les mettre dans un état de confiance et d'inertie regrettable. Une action missionnaire de grande portée devrait être entreprise incessamment, au lieu de se laisser tromper par les dithyrambes et les beaux souvenirs.

      Mais cette position là s'explique assez facilement par les perspectives favorables et même grandioses que nous offre l'enthousiasme et la fidélité de grandes multitudes de catholiques dévoués. Parfois ces gigantesques manifestations publiques de foi, d'une spontanéité et d'une popularité indéniables, nous empêchent de voir l'amertume et la méfiance à l'égard de l'Église de ceux, et ils sont nombreux, qui restent ou se tiennent à l'écart de la vie publique.

      Dans un État confessionnel, dont les structures et les institutions sont par principe catholiques, le danger n'existe-t-il pas de se laisser entraîner par l'optimisme et de se tromper par une vision fausse de la réalité?

      C'est probablement pour cette raison que chez beaucoup de catholiques espagnols le sens de la responsabilité à l'égard de l'Église n'est pas très développé. Peut être ne se rendent-ils pas compte nettement de la nécessité de leur collaboration, car ils sont habitués depuis longtemps à voir l'État protéger et soutenir l'Église et ils ne se croient pas dans le cas de le faire eux-mêmes d'une façon directe. Mais comme on n'estime que ce qui coûte, ce manque d'effort conduit à un manque d'estime.

      Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de générosité chez nous. Pendant l'époque de la dernière République espagnole, les catholiques accoururent avec enthousiasme secourir le clergé, privé de ses moyens, et ils le feraient à nouveau, sans aucun doute, si l'occasion s'en présentait.

      L'action catholique et les différentes oeuvres d'apostolat contribuent beaucoup à stimuler ce sens de la responsabilité qui nous manque. Or, quoiqu'on ait fait de grands progrès, il est à craindre que cette réaction soit lente, comme tout ce qui contredit des moeurs séculaires, à moins qu'une nouvelle persécution ne vienne nous secouer.

      Mais il ne serait pas juste qu'en me laissant emporter par mon esprit critique —en ce moment historique tous les Espagnols ont le sens critique extrêmement aiguisé, par la même raison que la disette excite l'appétit— je réduise les limites de cet exposé aux aspects contestables de notre situation religieuse. Il faut que j'envisage aussi et que je vous présente les vues favorables qui laissent une large place à l'espérance.

      S'il est vrai que de grandes masses se séparent de plus en plus de l'Église, se tiennent à l'écart dans une attitude d'indifférence, de réserve ou de méfiance. Il ne l'est pas moins qu'une partie importante du peuple conserve encore très vivants les sentiments religieux, les pratiques pieuses et une certaine sensibilité théologique depuis longtemps disparus, dans la plupart des milieux autrefois chrétiens.

      D'ailleurs un mouvement d'élite chrétien d'une sincérité et d'une spontanéité très réelles se manifeste à l'heure actuelle. Je crois que l'Espagne n'a pas connu, depuis longtemps, un redressement religieux aussi intense et aussi authentique.

      Surtout chez les jeunes, on peut constater un élan de vie religieuse très sérieux et très typiquement espagnol. On trouve fréquemment parmi les étudiants des jeunes gens qui pratiquent la retraite annuelle et qui vivent une vie spirituelle profonde et très virile, je veux dire sans trace de bigoterie ou de sentimentalisme. Une enquête réalisée par les professeurs Fraga et Tena de Madrid, avec, paraît-il, un grand souci d'objectivité, montre que 17,8% des étudiants emploient plus de six heures par semaine á leurs pratiques religieuses. Cela constitue évidemment un index beaucoup plus satisfaisant que celui qu'on aurait obtenu il y a trente ans.

      Dans les centres d'action catholique, dans les congrégations mariales et les innombrables groupes inspirés par les ordres religieux, il y a des gens profondément engagés dans la vie chrétienne.

      La culture religieuse et le sens liturgique, un peu retardés en Espagne par rapport au reste de l'Europe, font heureusement des progrès sensibles.

      Le sens social s'est développé aussi: des chaires et des instituts sociaux ont été établis à Madrid, à Valence, à Bilbao et ailleurs. L'inégalité des classes sociales a déjà été reconnue comme un grand malheur par beaucoup de catholiques qui s'efforcent de corriger cet état de choses et de chercher les formules d'une structure plus juste. La HOAC (Fraternité d'ouvriers d'action catholique), organisation très indépendante et très courageuse «d'ouvriers conscients de leurs devoirs et de leurs droits», attire de plus en plus la sympathie du peuple.

      Enfin, le nombre de vocations a doublé le chiffre de 1934. La guerre civile avait crée un grand vide dans presque tous les diocèses espagnols, presque un quart du clergé ayant été tué pendant la période 1936-1939. Maintenant ce vide est comblé et il semble que le chiffre des prêtres ordonnés dépasse celui des décès.

      Or, il en est qui doutent de la spontanéité de ce mouvement de reprise et qui l'attribuent à la pression politique et à l'action tutélaire d'un régime autoritaire et paternaliste. «Le protectionnisme de l'État —dit-on— a provoqué une certaine réaction mais il s'agit surtout d'apparences. Ce qui est le plus regrettable c'est que, dans ce mouvement là, on confond la politique avec la religion, la cause de Dieu avec celle de l'État, le temporel avec le spirituel».

      Il est évident qu'une situation de paix religieuse et de protectionnisme gouvernemental contribue à éveiller les ambitions temporelles du clergé et exerce une certaine attraction sur les familles catholiques, lesquelles inclinent plus volontiers à permettre à leurs enfants de suivre leur vocation religieuse, comme il arrivait en France jusqu'à 1905. Mais cela n'expliquerait point le mouvement actuel, d'abord parce que depuis longtemps le sacerdoce a cessé d'être en Espagne une profession intéressante du point de vue humain —il exige au contraire des sacrifices énormes dans la plupart des situations— et puis parce que, comme chacun peut le constater, l'allure de ce redressement est en général d'une authenticité et d'une pureté indéniables.

      S'il s'agit de l'expliquer, on ne peut pas mettre de côté évidemment l'action de la grâce, laquelle s'insère toujours d'une façon mystérieuse dans les déterminismes historiques.

      Mais, en dehors de cela, on pourrait peut être signaler des causes strictement historiques, à mon avis beaucoup plus importantes que celles du protectionnisme d'État que j'ai indiqué d'emblée.

      D'abord nous touchons les bienfaits et les conséquences heureuses de la persécution: personne n'ignore, en effet, que l'histoire de l'Église est une succession de tempêtes et à cet égard il n'y a pas lieu de se faire des illusions. Mais à chaque pluie de sang, la Providence fait suivre une récotte splendide de fruits spirituels. La montée religieuse de chez nous est sans doute la conséquence de la tempête dont l'Église espagnole a souffert pendant notre guerre. Les jeunes d'aujourd'hui, qui étaient des enfants en 36, ont assisté au spectacle de cette terrible catastrophe; ils ont été témoins de bien des violences et des crimes. Quand on a connu dès son adolescence, peut être dans la propre chair, la misère morale et le sadisme de l'homme —et rien de meilleur à ce but qu'une épouvantable guerre civile de trois ans— on reste impressionné toute la vie: on a besoin de Dieu, on Le recherche inlassablement...

      D'ailleurs la situation précaire du monde actuel, l'instabilité de l'existence humaine, plus évidente que jamais, enfin, tout ce cadre d'angoisse et d'inquiétude que vous connaissez bien et qui attire chez vous l'attention des esprits vers l'existentialisme, ne peut avoir en Espagne, pour maintes raisons, un dérivatif philosophique ou littéraire: elle conserve toute sa profondeur religieuse, elle se dirige surtout, vers le Christ, le Sauveur.

      L'Église travaille, prie et souffre. Ceux qui l'aiment et la connaissent, savent bien jusqu'à quel point elle connaît les vices et les vertus de notre peuple. Elle doit temporiser chez nous avec beaucoup de misères, mais elle ne les ignore pas comme elle n'ignore pas les misères des autres peuples. Elle dit, comme le Christ, à ceux qui murmurent: «Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre».

      Une question importante et extrêmement délicate devrait encore être traitée ici. Je veux parler du problème des relations entre l'Église et l'État qui préoccupe beaucoup chez nous, comme ailleurs sans doute. Ce problème là est bien difficile et vous comprendrez bien que je ne me hasarde pas à exprimer des opinions personnelles.

      Les théologiens espagnols estiment que la position doctrinale de l'Église au sujet du pouvoir civil n'a pas changé: là où la société est catholique, dans sa majorité morale, l'État doit l'être aussi en principe. Un minimum de liberté doit être accordé néanmoins aux minorités religieuses, si réduites soient-elles, car personne ne peut être obligé par la force à accepter la religion catholique et la conscience subjective est toujours pour chacun la propre règle de conduite, même dans le cas où cette conscience serait erronée. Les dissidents n'ont donc pas seulement le droit civil de pratiquer leur religion dans l`'intimité: ils ont aussi le droit d'élever leurs enfants dans leur propre croyance, d'avoir des écoles, des cimetières, des temples, mais tout cela dans la sphère privée, car or ne leur reconnaît pas le droit de faire de la publicité ou de la propagande. Voilà en résumé la position de la grande majorité des théologiens espagnols.

      Ce que M. Latreille appelle «la séparation concordataire», c'est-à-dire, la bonne amitié à distance, ne serait donc pas, selon la vue de la plupart de ces théologiens, dans la ligne de la pensée de l'Église, du moins pour une société en grande majorité catholique.

      Mais ils n'ignorent pas que, sur le terrain pratique, la formule de l'État catholique peut avoir certains désavantages pour l'Église. Même les plus rigides semblent disposés à considérer et peser les inconvénients de cette solution là: en général ils concluent que, dans le cas de la société espagnole, les avantages du point de vue du prestige, de la liberté de mouvement de l'enseignement catholique sont beaucoup plus grands que les inconvénients.

      L'Épiscopat a défendu donc depuis longtemps le caractère confessionnel de l'État devant tous les régimes et toutes les situations démocratiques ou autoritaires.

      On pourrait craindre qu'un certain confusionisme s'établisse, dans ces conditions, entre le pouvoir civil et la hiérarchie. Les deux pouvoirs sont néanmoins beaucoup mieux délimités qu'on ne le croit et tant du côté de l'Église que de celui de l'État, on profite des occasions qui se représentent pour mettre les points sur les i. Il ne faut pas descendre à l'anecdote, mais on peut signaler par exemple à cet égard l'article éditorial e la revue Ecclesia intitulé «L'Église ne baptise pas des politiques» et certaines manifestations de S. Em. le Cardinal Primat au sujet de la vie sociale espagnole.

      Mais comme conséquence de cette situation, dont l'Église bénéficie assez largement, elle se prive de réaliser des tâches importantes qu'elle accomplit avec grand profit dans les autres pays, même sous un régime de tolérance générale. C'est un peu le cas du panthéisme: quand le tout est catholique il n'y a pas de place pour rien de spécifiquement catholique.

      Prenons par exemple le cas de l'Université, problème très discuté dans les milieux catholiques en Espagne et ailleurs, quoique de différents points de vue.

      Face à tous les abus monopolistes, l'Église revendique le droit d'enseigner. Or, en Espagne l'Université officielle, qui a le monopole de l'enseignement supérieur, est en principe catholique. L'Église a-t-elle donc quelque chose à faire? Il y a des catholiques qui considèrent que cet état de choses comble déjà nos aspirations: voici où commence le confusionisme. Car une Université d'État doit être ouverte à tous les citoyens et, même dans le cas où il se déclare catholique, il ne peut pas remplacer les institutions de l'Église. Comment l'État pourrait-il réaliser la mission enseignante de l'Église? Comme conséquence un manque de formation religieuse peut être constaté en Espagne parmi les professionnels laïcs: l'enseignement religieux est, d'un côté, presque abandonné dans les centres officiels, dans lesquels il joue le rôle de Cendrillon; d'autre part l'Église ne compte pas avec des institutions propres pour l'instruction théologique supérieure des laïcs, comme à Louvain, à Milan ou ailleurs, à la portée des étudiants des Facultés universitaires.

      On peut espérer que ce problème de l'Université sera réglé d'une façon satisfaisante dans le Concordat, qui se fait toujours attendre. Dans le futur Concordat on ne manquera pas sans doute, de fixer les termes justes d'une question si difficile.

      Quelque chose d'analogue arrive avec la presse: toute la presse espagnole est théoriquement confessionnelle, ce qui veut dire que les journaux ne peuvent pas, en principe, soutenir des thèses hétérodoxes et qu'ils doivent consacrer à l'occasion des fêtes ou des grands événements religieux, comme l'Année Sainte, par exemple, une certaine attention sympathique aux activités religieuses. Cette sorte de confessionnalité dirigée ne satisfait point les aspirations de la hiérarchie. La nécessité de publications spécifiquement catholiques, capables de former une opinion cohérente et de présenter au peuple les points de vue authentiques de l'Église, se fait sentir.

      On mesure les graves conséquences qui ce manque de contact libre et authentique avec l'opinion peut avoir pour l'idée religieuse.

      Mais il ne faudrait pas estimer que l'affaire soit facile: beaucoup de causes contribuent, sans doute, à réduire à l'impuissance ceux qui voudraient trouver une solution.

      Les ennemis de l'Église profitent de cette situation pour l'attaquer, sinon publiquement, au moins dans la sphère privée. Le peuple n'est pas à même de faire des distinctions trop subtiles. Il tombe dans des confusions regrettables et il en arrive même à se former une fausse idée de la position de l'Église. On aimerait voir les Evêques condamner fermement la mauvaise administration, les abus du capitalisme et les injustices sociales de toutes sortes. «Ils devraient le faire, dit-on, au nom de Dieu et de l'Église avec la même simplicité et la même énergie que les saints l'ont fait». Mais les gens ignorent presque complètement certaines lettres pastorales dans lesquelles les Evêques blâment les immoralités publiques; ils ignorent aussi certains éditoriaux très courageux de l'hebdomadaire d'Action Catholique fixant la position de l'Église dans les problèmes les plus importants.

      En résumé: je suis pleinement optimiste sur l'avenir religieux de l'Espagne. On ne doit pas juger selon les vues strictement humaines et simplistes, mais il y a des signes d'une importance reprise spirituelle, un grand progrès se manifeste dans la mentalité sociale des catholiques espagnols.

 

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